Depuis quelques jours, la viande est à nouveau au coeur de l’actualité. La décision de suspendre la viande des menus dans les cantines scolaires lyonnaises, pose question, et certains parents d’élèves s’interrogent sur la pertinence d’une telle mesure et des conséquences qu’elle peut avoir sur la santé de leurs enfants. Pour tenter d’y voir plus, nous avons interrogé Philippe Legrand, Professeur et Directeur du laboratoire Biochimie Nutrition Humaine à l’Agrocampus Ouest.
Quel est l’intérêt nutritionnel de la viande pour les enfants ?
L’importance de la viande pour les enfants ne repose pas exclusivement sur les protéines, contrairement à ce qui ressort souvent du débat public. L’intérêt de la viande pour les enfants, comme d’ailleurs pour les adultes, est aussi et d’abord liée à 3 nutriments principaux et vitaux : la vitamine B12, le fer sous sa forme héminique, et le zinc. C’est surtout la viande rouge qui permet d’apporter la vitamine B12 et le fer héminique, tandis que toutes les viandes sont sources de zinc et de protéines de qualité.
La vitamine B12 n’est en effet pas synthétisée par les végétaux, elle est synthétisée par les levures et micro-organismes du rumen des ruminants. Certes, il n’y a pas besoin de beaucoup de B12, (3 à 6 µg/jour chez l’adulte). Il n’est donc pas nécessaire de manger de la viande rouge tous les jours. En revanche, être carencé en vitamine B12 peut conduire à une situation gravissime chez l’adulte et ne permet pas la croissance des enfants.
Réduire la question de la viande aux seules protéines est donc une erreur nutritionnelle, une erreur de connaissance.
Les 3 nutriments que sont la vitamine B12, le fer héminique et le zinc ont un rôle nutritionnel primordial. S’en priver volontairement quand on est adulte, c’est prendre un risque majeur. La preuve est que les adultes qui choisissent ce mode d’alimentation prennent des compléments alimentaires pharmaceutiques pour compenser.
Alors en priver les enfants en croissance n’est pas acceptable.
Y a-t-il un risque à remplacer la viande par des œufs et du poisson ?
Oui, le risque est de manquer de ces fameux 3 nutriments évoqués précédemment. En enlevant la viande (et surtout la viande rouge) des repas, les besoins en vitamine B12, en fer et en zinc ne seront pas couverts, puisqu’ils ne seront pas apportés en qualité et en quantité suffisante par les œufs et le poisson.
À cela s’ajoute un autre risque : celui de la teneur en protéines. Comprenons-nous bien : oui, la composition en acides aminés est tout aussi correcte dans le poisson et les œufs que dans la viande. Mais ce qui compte aussi et surtout en croissance, c’est la quantité de protéines ingérée. Or, pour obtenir la même teneur en protéine que dans 100 g de blanc de poulet, il faut 4 œufs. Pour le poisson, c’est le même raisonnement puisqu’il en faut 120 à 130 g pour l’équivalence de 100 g de blanc de poulet.
La notion de teneur équivalente est primordiale, ou alors il faut augmenter énormément les portions. Mais quel enfant ou adolescent va manger 4 œufs à la cantine ? Et dans ce cas l’apport en cholestérol sera également très augmenté. Cette notion de teneur est au cœur de la nutrition mais n’est pas assez connue ni prise en considération dans la société.
La présence de protéines dans tel ou tel aliment ne signifie pas qu’il en contient en quantité suffisante pour couvrir les énormes besoins de la croissance.
Enfin, décortiquer un poisson n’est pas forcément évident pour tous les enfants. S’ajoutent également à la fois les questions de goûts et d’allergies, et nous savons aussi qu’il y a plus d’allergies au poisson et à l’œuf qu’à la viande.
Y a-t-il un risque de santé publique à généraliser cette mesure à toutes les cantines de France ?
Se priver de viande pendant la croissance, et même en présence d’œuf et de poisson, c’est créer une situation de sous-nutrition.
C’est une situation de sous-nutrition qualitative et quantitative en vitamine B12, fer et zinc, et sous-nutrition quantitative pour les protéines.
Si ça ne dure que quelques jours, ce n’est pas un drame. En revanche si la situation perdure, ou si c’est définitif, alors c’est une prise de risque qui n’est pas éthiquement acceptable. C’est d’autant plus crucial que nous nous adressons à des êtres en croissance. Il faut concevoir la croissance comme un flux tendu. Le besoin protéique chez l’enfant n’est pas du tout le même que chez l’adulte. Lorsqu’il est exprimé par kilogramme de poids corporel, le besoin de l’enfant est énorme par rapport à l’adulte (au moins 3 fois plus élevé pour les 10-12 ans et encore plus pour les plus jeunes). De même, le pourcentage des acides aminés indispensables dans l’apport protéique est variable et doit être respecté : chez le nourrisson il est de 43%, chez les 10/12 ans il est de 36%, et chez les adultes, il est de 19 %. D’où l’intérêt de manger des aliments d’origine animale les plus riches et les plus concentrées en acides aminés essentiels.
Par ailleurs, les besoins des enfants sont plus importants s’ils pratiquent une activité sportive, car les protéines participent aussi à la couverture énergétique dans ce cas, avec un flux encore plus tendu pour assurer les structures protéiques. La viande, puisqu’elle est hyper concentrée en protéines, garantit que les apports de chacun soient couverts. En ne mettant pas de viande au menu, nous exposerions certains enfants à un déficit délétère, en fonction de leur taille, de leur âge, de leur musculature, de leur activité physique ou encore de leur fragilité infectieuse et de la pauvreté protéique éventuelle des repas « hors cantine ». Pour certains enfants qui peuvent déjà être en situation délicate, si vous diminuez de 10 à 20 % l’apport de certains acides aminés, ça peut devenir très problématique.
Pour élargir la réflexion, la recherche en nutrition découvre en continu de nouvelles interactions positives pour la santé, entre nutriments variés. Aussi, à l’époque du principe de précaution absolue, et surtout pendant la période de croissance qu’est l’enfance, on devrait plutôt se poser la question d’introduire dans l’alimentation de nouveaux aliments : de nouvelles algues, de nouveaux végétaux, de nouveaux animaux, insectes et crustacés, plutôt que d’en éliminer.
Ce n’est qu’en mangeant de tout, que nous sommes sûr de ne manquer de rien.