C’est presque devenu un tabou : notre société peine à évoquer la mort, surtout celle des animaux dont nous nous nourrissons. Lorsqu’il n’est pas totalement occulté, l’acte d’ôter la vie à un animal est souvent dénié. Ne serait-il pas préférable d’arrêter de faire l’autruche pour réapprendre à vivre avec la mort ?
« Ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort. »
Ces quelques mots d’Antoine de Saint Exupéry poussent à l’introspection à l’heure où la Silicon Valley nous promet l’immortalité à travers le transhumanisme : l’idée que les progrès scientifiques et techniques conduiront à terme « à la victoire sur le vieillissement biologique et la mort »1. Cette théorie, particulièrement populaire dans les entreprises de la high tech2, questionne notre rapport à la finitude.
Petit à petit, notre société semble en effet s’éloigner de la mort jusqu’à envisager très sérieusement de l’éradiquer. Étrange constat lorsqu’on se tourne par exemple vers le Mexique et le rapport festif qu’il entretient avec la mort, célébrée notamment lors du Dià de muertos (jour des morts) ; ou bien la relation intime qui a longtemps lié les Bretons à la mort, personnifiée sous les traits de l’Ankou, un sombre squelette à la faux bien aiguisée.
Peut-être est-il nécessaire de se rappeler que le cycle naturel de la vie se résume à : naissance, vie et mort. Une fois faite cette piqure de rappel particulièrement joyeuse, revenons-en à nos animaux.
Depuis 3 générations et l’exode rural massif du milieu du XXème siècle (80 % des français vivent aujourd’hui en ville), la mort animale se fait distante.
Nous l’avons éloignée de nos villes pour la reléguer en marge de nos sociétés. L’« homo urbanus » s’est ainsi coupé des animaux de rente et a oublié que la mort cohabite avec la vie. Il semble ne plus vouloir l’affronter, préférant faire un pas de côté pour avancer dans un monde aseptisé.
En allant à la rencontre d’éleveurs pour recueillir leurs témoignes et analyser leur rapport à la mort de leurs animaux, Sébastien Mouret, sociologue à l’INRA3 apporte un autre regard sur la question. Le point de vue des éleveurs est d’autant plus légitime qu’ils sont en relation directe avec les animaux. D’aucun n’est heureux d’envoyer ses bêtes à l’abattoir. Pour autant, ce mal fait aux animaux « peut et doit être assumé »4. Il s’inscrit dans « une relation fondée sur un don », celle de la vie d’un animal nous permettant de nous nourrir. La sociologue Jocelyne Porcher qualifie la mort de l’animal de « flux positif de vie »5. « Leur mise à mort répond et renvoie à un ordre nécessaire, gouverné par une finalité qui est celle de se nourrir pour vivre »6, une évidence toujours bonne à rappeler.
Pour le philosophe Emanuele Coccia, maître de conférences à l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales et auteur de la Vie des plantes (Rivages,2016) « notre vie est toujours un sacrifice d’autres êtres vivants, animaux ou végétaux ». L’idée est la même : le vivant ne peut exister sans la mort. Au lieu de se voiler la face, il serait plus acceptable de « resacraliser l’acte de l’alimentation, d’en faire une sorte de rituel qui nous oblige à nous souvenir, chaque fois qu’on mange, qu’on prend la vie d’une autre espèce ».
Certes, la vie se nourrit de la mort mais ce n’est pas suffisant. Le don ou le sacrifice des animaux nécessite une réponse, un « contre-don », d’une absolue nécessitée chez les éleveurs :
Ce « contre-don de la vie bonne est un geste de gratitude qui reconnaît la valeur des animaux et leur importance pour les humains »7. Élever c’est donc faire preuve de gratitude vis-à-vis des animaux en les traitant dignement. Le journaliste Stanislas Kraland, qui a fait l’expérience de s’immerger en territoire rural fait le même constat de don/contre-don en se mettant à la place de l’éleveur : « c’est parce que je leur ai beaucoup donné que je me sens légitime à leur prendre autant »8.
Se confronter à la mort des animaux, c’est donc resacraliser l’acte alimentaire, prendre conscience que nous nous nourrissons du vivant. C’est à ce prix que nous pourrons réapprendre à vivre de manière plus harmonieuse avec la mort, loin du monde « surtechnologique » qui se dessine (voir notre article sur la viande in-vitro).
1 Trois utopies contemporaines, Francis Wolff, éditions Fayard, p. 38 ↩
2 https://www.lemonde.fr/festival/article/2015/09/23/ray-kurzweil-le-salarie-de-google-qui-veut-terrasser-la-mort_4767845_4415198.html ↩
3 Institut national de la recherche agronomique ↩
4 Élever et tuer des animaux, Sébastien Mouret, PUF, coll. « Partage du savoir », p. 72 ↩
5 Ibid, ↩
6 Ibid, p. 73 ↩
7 Élever et tuer des animaux, Sébastien Mouret, PUF, coll. « Partage du savoir », p. 80 ↩
8 L’expérience alimentaire, Stanislas Kraland, éditions Grasset p.139 ↩